Les marchands chassés du temple
Il trouva dans le temple les vendeurs de boeufs, de brebis et de
pigeons, et les changeurs assis. Ayant fait un fouet avec des cordes,
il les chassa tous du temple,
ainsi que les brebis et les boeufs; il dispersa la monnaie des
changeurs, et renversa les tables; et il dit aux vendeurs de pigeons:
"Otez cela d'ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de
trafic."
Ses disciples se souvinrent qu'il est écrit: "Le zèle de ta maison me
dévore." Les Juifs, prenant la parole, lui dirent: Quel miracle nous
montres-tu, pour agir de la sorte? Jésus leur répondit: "Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai".
Les Juifs dirent: "Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce temple, et
toi, en trois jours tu le relèveras!" Mais il parlait du temple de son
corps. (Jn 2, 14-21)
En lisant ce texte, on pense tout
de suite aux échoppes de Lourdes, ou aux "Indulgences" contre monnaie
sonnante et trébuchante, ou aux prêches de certains pasteurs qui
exhortent leurs fidèles à donner toujours plus d'argent "à Dieu"
(c'est-à-dire à la paroisse). Et certes, le sens le plus "littéral" de
ce texte n'a rien perdu de son actualité.
Cependant, le récit le
suggère: ce n'est pas d'abord le temple de pierres, c'est l'homme qui
est le lieu où Dieu "réside", tout en étant infiniment au-delà de ce
lieu.
Que peut alors signifier pour nous l'épisode des changeurs?
Il
veut peut-être dire que nous devons laisser Dieu prendre la place qui
lui revient, qu'il faut faire "place nette" en nous-mêmes et dans notre
vie si nous voulons recevoir ce que Dieu nous donne.
Pour maître
Eckhart, chasser les changeurs, cela veut dire chasser de nous
l'attitude qui consiste à "faire commerce avec Dieu": je le prie pour
recevoir des bienfaits, j'attends de mes "mérites" une "récompense",
peut-être même une récompense éternelle. Or ce n'est pas à cela que le
Christ nous invite, mais à la gratuité.
Mais une autre lecture
est possible, et sans doute également juste. Les changeurs, cela peut
signifier aussi la masse des soucis "mercantiles" qui accaparent notre
esprit. Il y a une double aliénation dans notre mode de vie
d'aujourd'hui, une double façon dont la société nous rend étrangers à
nous-mêmes.
D'une part, on nous commande de consommer sans limite,
sans quoi il n'y aurait plus de "croissance". D'autre part, on nous
oblige à produire sans cesse, sans quoi il serait impossible de
consommer. Notre société tend donc à nous réduire à des machines qui
produisent et qui consomment, et à supprimer tout espace possible entre
ces deux activités.
Nietzsche le voyait déjà, et il préconisait, comme remède à cette hyperactivité et cet hédonisme destructeurs, un retour à l'otium,
au loisir humanisant de l'Antiquité. Il appelait même de ses voeux une
nouvelle "vie contemplative". A partir de cet espace vierge, sans
production, sans consommation, il est possible de redonner du sens à
notre travail comme à notre jouissance.
Faire place nette,
cela ne veut donc pas dire renoncer à ce que nous sommes, mais bien au
contraire libérer un espace où nous pouvons être ce que nous sommes.