Epicure et le Christ
"Il est doux,
quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à
la détresse d'autrui ; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder
souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est
doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les
batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger.
Mais la plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par
la pensée des sages, ces régions sereines d'où s'aperçoit au loin le
reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin
de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la
naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s'élever
au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir." Lucrèce, De natura rerum, livre II.
Ce
passage, dû au philosophe épicurien Lucrèce, est l'un de ceux qui m'ont
le mieux fait comprendre la particularité de la foi chrétienne:
j'entends par là tout autant la démarche de la foi elle-même, que le
Dieu qui est visé dans la foi.
Le sage
épicurien, en effet, regarde la condition humaine "depuis les hauts
lieux de la pensée". Il ne s'engage pas dans le monde, il se retire
dans son "Jardin" où il jouit tranquillement de sa propre sagesse.
A
l'inverse, le "sage" de l'Ancien Testament, comme l'auteur du livre de
l'Ecclésiaste, se lance dans le monde, il s'y engage en prenant des
risques:
"J'ai appliqué mon coeur à rechercher
et à sonder par la sagesse tout ce qui se fait sous les cieux: c'est là
une occupation pénible, à laquelle Dieu soumet les fils de l'homme. [...]
Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur.
[...]
J'ai dit en mon coeur: Allons! je t'éprouverai par la joie, et tu
goûteras le bonheur. Et voici, c'est encore là une vanité. [...]
Je résolus en mon coeur de livrer ma chair au vin, tandis que mon coeur
me conduirait avec sagesse, et de m'attacher à la folie jusqu'à ce que
je visse ce qu'il est bon pour les fils de l'homme de faire sous les
cieux pendant le nombre des jours de leur vie."
On le voit, l'Ecclésiaste explore la condition humaine avec sa chair et son sang, ce qui ne l'empêche pas d'être lucide.
Il y a une différence semblable entre
les dieux d'Epicure et le Dieu des Juifs. Les premiers jouissent de
leur béatitude divine sans se soucier des hommes; le second s'engage
dans leur histoire, il fait "alliance" avec eux, et reste fidèle à son
alliance bien qu'il soit rarement payé de retour.
D'après la
révélation chrétienne, Dieu pousse cet engagement pour les hommes
jusqu'à s'incarner: il se fait homme comme eux, afin qu'ils puissent
être réunis à la vie de Dieu. Ce Dieu fait homme pour les hommes, c'est
bien sûr Jésus-Christ. Il y a un monde entre ce Dieu solidaire et les
divinités d'Homère, qui ne quittent leur Olympe que pour séduire une
mortelle de temps en temps...
Dans l'incarnation, Dieu se confie aux hommes, il accepte de naître, de grandir, de mourir parmi eux. De même, la foi que Dieu attend de l'homme, c'est un engagement de toute la personne: c'est un élan de l'homme vers Dieu, malgré les doutes légitimes, malgré l'absence de preuve absolue. Mais à l'homme qui s'engage, il arrive que Dieu fasse le don d'une évidence qui surpasse toutes les preuves.